Intemporel

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(Nouvelle)

Manon habite la bastide de Monségur qui l’a vue naître. Une vieille demeure au charme suranné abrite son appartement. Les pierres auraient long à en dire de ce qu’elles gardent jalousement dans leur mémoire comme autant de secrets qui perdurent à jamais… Des histoires humbles ou alambiquées qui rejoignent l’Histoire tout simplement. Des éclats de voix, des murmures, des baisers, des parfums, des sourires et autant de soupirs y sont gravés.

Combien de duels, de complots, de sièges, de guerres… ? Dans son petit deux pièces mansardé sous la voûte étoilée, elle aspire aux rêves les plus utopiques : Cette lune qui lui sert de luminaire, elle désirerait la décrocher… Tous ses châteaux se trouvent en Espagne… Romantique, naïve, douce et fragile, on dirait qu’elle évolue dans un univers à part, où nos clairs de lune sont des clairs de terre, où tout semble possible dans un monde à l’envers.

Toujours est-il que, pour l’heure, Manon s’acharne sur le clavier de son ordinateur. D’un clic à l’autre, elle progresse doucement. On a beau vivre en deux-mille-neuf, on n’est pas forcément familier d’internet. Des cracks, il n’y en a pas tellement que cela. Et puis, à cette heure tardive de la nuit, son cerveau commence à tourner au ralenti ; Sa vision n’en peut plus de se brouiller.

La jeune femme ne voit donc pas immédiatement le capteur qui est apparu et palpite doucement dans un coin de l’écran. Naviguer sur ces autoroutes inconnues mobilise le peu d’attention dont elle est encore capable. Tel un cœur battant crescendo, à coups redoublés, le bip sait se faire remarquer d’elle. Très vite, le doute s’immisce. A-t-elle fait une mauvaise manipulation ? Le logiciel installé est compatible. Sûr ! Elle a vérifié, lu et relu toute la notice en français, en anglais et en allemand. Pour le russe, le tchèque et le chinois, elle fait confiance à l’éditeur !

Léger mouvement de la main, la souris se déplace et le curseur suit. Courage… Hésitation… Curiosité… Légère pression du doigt ! A l’écran, toutes les données s’effacent, publicités y compris. Des lueurs étranges et envoûtantes émergent des profondeurs. L’immersion est totale dans un univers abyssal où rien ne semble pérenne, où tout se transforme seconde après seconde.

Avec une infinie lenteur, les écharpes brumeuses et colorées se dissipent enfin. Manon a fermé les yeux, les a ouverts à nouveau. Venu du fond des âges, de l’autre côté de l’écran, son double la contemple. Son génome semble inscrit à l’identique dans cet être mystérieux.

Ah, lecteur ! Je te vois sourire et préfère t’arrêter tout de suite. Mets-toi donc un instant à la place de Manon. Sourirais-tu ainsi ? Ce n’est pas évident…

Manon a conscience de différences fondamentales. Son clone – nommons-le ainsi pour le moment si vous le voulez bien –, son clone donc porte un bonnet blanc délicatement brodé, orné de dentelles et de rubans. De même, la chemise au lourd jabot de dentelles et le gilet fort ouvragé qui l’accompagne. Sur un fond de velours noir, c’est une explosion d’arabesques et de fleurs aux fils d’or, d’argent, de soies multicolores. Rien n’a été épargné dans cette débauche de perfection. Et avec cela un visage d’ange au teint frais, dépourvu de tout maquillage. Une riche innocente sans artifice aucun somme toute, avec juste ce petit quelque chose d’effronterie qui manque tant à Manon, la rendant parfois transparente aux regards des autres.

Cette image de l’autre côté, c’est elle en mieux. Elle à une époque où elle aurait aimé vivre, le seizième peut-être, le dix-septième à la rigueur. Elle visiblement épanouie et s’assumant pleinement. S’agirait-il d’une lointaine aïeule parvenue à s’affranchir des barrières temporelles ? Manon peine à y croire. Pourtant, l’idée la séduit. Ou peut-être n’est-ce que le reflet d’une précédente occupante, gardée mystérieusement en mémoire par l’appartement…

– Je m’appelle Marie. Tu me ressembles curieusement dans le miroir. Pourtant, tu n’es pas moi. Coiffure et vêtements, tout sur toi est différent, jusqu’à ce fard que tu t’es mise sur la figure. Mon esprit me joue-t-il des tours ? Existes-tu ? Si tu es vraie, parle-moi !

Wouahhh ! Et en plus elle parle !

Manon est sidérée. Elle se serait trouvée face à un double en combinaison spatiale, elle aurait pensé à un voyage temporel, comme dans « Code Quantum ». Elle n’en a pas manqué un seul épisode lors de sa diffusion à la télévision. Alors, avec son imagination débordante… Mais cette jeune femme sortie tout droit du passé, qu’en penser et qu’en dire ? En tous cas, Manon n’a aucune parente prénommée Marie. Manon se sent perdue, dépassée par les évènements de ces quinze dernières minutes.

Un éclair passe devant les yeux de Manon : éblouissement instantané ! Elle ne se fait pas de film… Cette jeune femme-là est réelle. (A chacun de définir le sens qu’il donne au terme « réel » dans le cas présent.)

Ami lecteur, non seulement je me permets de mettre ta patience à l’épreuve mais, en plus, je te fais travailler… Franchement, j’exagère !

D’un bond, tel un diable sorti de sa boîte, Manon s’est levée de sa chaise violette à roulettes en plastique noir, s’est écartée de son ordinateur en plastique gris. Plus vite qu’elle n’y était entrée deux heures auparavant, elle fuit sa propre chambre, le petit coin bureau, comme si elle avait la Grande Chasse à ses trousses au solstice. C’est tout dire ! En plus de la peur qui la taraude, (pas très courageuse, hein, Manon ?!) elle a besoin de faire le point. Répondre ou pas ? Accepter le dialogue peut mener loin parfois… Ne pas sombrer dans la folie. S’accrocher à quelque chose de vraiment réel, de tangible, de concret. Un rien. Mais quoi ? Son esprit bat la campagne. Difficile de retrouver ses idées, de les remettre en ordre.

Sasha, le chat, surnommé parfois Pacha quand il s’étale de tout son long sur le patchwork hors de prix qui couvre son lit en y plantant ses griffes acérées avec une volupté inégalée, entre ici en scène. Il trace sans vergogne des entrelacs entre les jambes de sa maîtresse… Ami lecteur, ne sous-estime jamais le rôle du Chat !

Un long frisson secoue Manon.

– Sasha, qu’en penses-tu ?

Le regard du chat est expressif, certes, mais tout de même, il est difficile d’y lire une quelconque réponse et dans le monde de Manon non plus les chats ne parlent pas. La démarche dansante, Sasha le chat entre dans la chambre et se dirige tout droit vers le bureau, suivi de près par la jeune femme qui peut difficilement faire moins.

– D’accord, Sasha, c’est toi qui l’aura voulu.

Le visage songeur et concentré, elle a repris sa place devant l’écran où Marie l’attend.

– Ok Marie. Je m’appelle Manon. J’ai vingt-huit ans et j’habite Monségur. Le Monségur du vingt et unième siècle. Un deux pièces mansardé sous la voûte étoilée où j’aspire aux rêves les plus utopiques. Cette lune qui me sert de luminaire, je désirerais la décrocher… Tous mes châteaux se trouvent en Espagne… Romantique, naïve, douce et fragile, on dirait que j’évolue dans un univers à part, où leurs clairs de lune sont des clairs de terre, où tout semble possible dans un monde à l’envers.

Après une légère hésitation, Marie sourit et tout son visage s’illumine. Manon ne se pensait pas capable d’autant de franchise, ni d’autant d’auto-dérision.

– Je suis charmée de faire ta connaissance, même si cela me déconcerte quelque peu. Moi aussi, j’habite Monségur. Je suis une des compagnes d’Eléonore de Provence avec qui je suis allée pensionnaire. De la sorte, j’ai pu échapper à deux mariages arrangés par ma famille. Sans doute es-tu plus libre ?

Leurs regards se cherchent, se lient, établissent le contact. Les mots coulent. Elles ont l’impression de se connaître depuis si longtemps, depuis toujours peut-être. Utilisent-elles des mots pour hier ou des mots pour demain ? Impossible de trancher.

Qui saurait dire combien d’ailleurs échappent encore à notre réalité, à la perception que nous avons de notre propre univers, de nos propres limites ?

Dis-moi, compagnon lecteur, si, demain, ton visage t’apparaissait sorti tout droit du fond du passé ou d’un avenir lointain non écrit encore, quels mots trouverais-tu ?

Qu’ils soient tournés dans un sens ou dans l’autre, les mots ne servent toujours qu’à établir un contact, lien fragile s’il en est, partage plus ou moins bref, parenthèse hors du temps.

Véronique Vauclaire (Monségur – 2008)

 

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