Le rendez-vous
(Nouvelle)
Claire s’est attablée. Le café matinal fume dans la tasse en faïence ébréchée. Claire en a de plus jolies mais c’est sa préférée. Ces choses-là ne se discutent pas. En attendant que la boisson odorante refroidisse, elle regarde par la fenêtre, son gros chat roux pelotonné sur ses genoux. Le Chat n’est pas un animal de luxe, rien d’autre qu’un être errant à l’aventure, peut-être à la recherche d’un peu de chaleur, d’un peu de compagnie. Par quel heureux hasard est-il parvenu jusqu’à elle ? Comme avec le renard du Petit Prince de Saint-Exupéry, pour s’en faire un ami, elle a dû peu à peu l’apprivoiser. Ils sont devenus compagnons de solitude. Leur complicité tacite respecte toutefois la liberté inaliénable de l’autre.
Claire… quatre-vingt deux ans, un visage parcheminé de rides, des yeux à la teinte délavée par les embruns de la vie, un sourire incertain semblant danser en permanence sur son visage.
Elle habite une région de soleil et de vent où les mots semblent chanter d’un bord à l’autre des vallées. Une région belle et chaleureuse, aux couleurs de ses vins. Une région chargée d’histoire.
Depuis les hauteurs de Monségur où se situe sa maison, le regard se perd dans les champs de pruniers où elle a tant peiné, se glisse et s’insinue entre les plants torturés des vignes bien alignés. Ce pays ! Des creux, des bosses, des vallées et des collines, de quoi refaire tout un atlas géographique. Tout juste s’il ne faudrait pas une boussole pour s’y retrouver. Et puis le Dropt qui roule ses cailloux à l’infini dans le fond de son lit. Ce qu’elle a pu y jouer enfant ! Des bateaux, des moulins, des aventures à ne plus en finir…
Elle a vu tant de fois ces levers de soleil étonnants où la vallée émerge peu à peu du brouillard, lui faisant perdre l’illusion îlienne d’être seule au monde, perdue dans un rêve cotonneux, bien à l’abri des méchants et des aléas de la vie… Elle les a vus et s’en émerveille encore.
Autour de la vieille ferme aux pierres apparentes, quelques rosiers et des herbes folles aux longs rhizomes, des violettes et des géraniums vivaces. Un peu de couleurs dans un étonnant mélange. Dans ce jardin, c’est sûr, un peintre impressionniste s’est amusé avec sa palette. Exercice jubilatoire pour voir apparaître une harmonie, un charme indéfinissable là où on ne l’attendait pas. Au milieu de cette indécente débauche d’odeurs, de coloris mêlés, le gros tilleul domine le petit banc rouge et blanc où Claire aime tant venir rêver les soirs d’été. Si les chênes du chemin lui offrent leur force et leur protection, les senteurs délicates de l’arbre à tisane la rassurent et l’apaisent.
La maison a un aspect tout aussi désuet, vieille dame fragile à la beauté fanée. De belles pierres apparentes, de belles ardoises, mais des volets disjoints à la peinture écaillée, une porte aux gonds rouillés qui grince sinistrement son bonjour à chaque fois qu’elle ouvre. Une véranda, construite par Jacques dans les années 70 et que Claire appelait son jardin d’hiver, abrite encore deux ou trois pots de plantes dont elle a depuis longtemps oublié le nom. Il y a belle lurette que ces rescapées ne l’intéressent plus. Jacques aimait les plantes en cage, domestiquées, vivant leur été en plein hiver. Elle préfère les voir naître et croître en pleine nature. Qui s’occuperait de faire des travaux de toute façon ? Qui lui suggérerait seulement d’en faire ? A son âge, on n’a plus les mêmes priorités.
Claire égrène les jours au fil de ses souvenirs. Pas toujours dans le bon ordre. La mémoire ne suit pas un ordre pré-établi chronologique. Une odeur, un bruit, une musique, en ramène tantôt un à la surface, tantôt un autre. Certains plus agréables que d’autres. Enfin, on ne choisit pas. Passerelle entre le passé et le présent, celle de Claire oscille de l’un à l’autre sans se fixer vraiment.
Parmi tout ce fouillis apparent, elle aborde parfois avec tact la Rencontre.
A l’époque, Jacques était encore auprès d’elle et quand elle lui disait « toi » tout bas, il se savait aimé d’un amour que rien n’aurait pu entamer. Avec lui, il n’y avait jamais de véritables disputes ou de longues palabres. Comme deux corps pour une même âme, leurs avis se rejoignaient. Un regard leur suffisait pour se comprendre. Ils évoluaient dans une entente tacite où les mots, si légers, si futiles, ne trouvaient pas leur place. Un effleurement les rassurait, leur confirmait que les sentiments de l’autre n’avaient pas changé et cela leur suffisait amplement.
Il n’y eut guère que cette fois, cette unique fois. Cela peut paraître peu en une vie et pourtant…
La guerre, les privations, leur installation, tant de choses à bâtir pour se construire à deux. Claire avait alors presque la quarantaine. Elle ne se sentait pas vieille, Claire. Parfois, elle avait l’impression qu’une petite fée aux longues ailes évanescentes dansait en elle, tout près de son cœur. Elle avait tout pour être heureuse et ne manquait de rien. Son Jacques veillait sur leur bonheur avec un soin jaloux.
Peut-on vouloir, quand on aime aussi fort, quand on s’aime avec une telle intensité, ne demeurer que deux ? En elle était né un désir dont elle n’osait parler. Au bout e combien de jours, de combien de semaines, de combien de mois, s’en ouvrit-elle enfin à Jacques ? Claire a beau chercher, elle ne s’en souvient pas. Quelle importance au fond ? D’un désir, d’une envie, qui s’étaient affermis, qui avaient évolués, Claire était passée insidieusement à un besoin vital, à un vouloir. Elle qui n’avait jamais rien demandé à personne n’osait pas se jeter à l’eau. Pourtant, si elle voulait concrétiser ce rêve, il lui fallait bien se résoudre à mettre des mots sur ses ressentis.
Elle avait donc attendu autant qu’elle avait pu, jusqu’à ce que cela devienne insoutenable.
Claire voulait un enfant de Jacques ; Un petit être qui aurait été à la fois elle et lui, qui aurait été le fruit de l’amour qui les unissait. Peut-être aurait-il ses yeux ou son courage, son front ou les tempêtes qui l’habitaient parfois. Peut-être aurait-il d’elle sa douceur, sa faculté de rêver à l’infini, cette soif de vivre, cette confiance… Peut-être… Garçon ou fille ? Fille ou garçon ? Cela n’avait aucune importance. Il serait leur bébé. Ils l’attendraient à deux, l’élèveraient à deux, l’aimeraient à deux, partageraient ses joies, effaceraient ses peines.
Claire avait parlé.
Jacques aussi.
Puis tous deux s’étaient tus.
D’un souvenir à l’autre, Claire voit un ventre arrondi, des seins alourdis, une démarche pesante, hésitante. Elle sent encore sous ses doigts la patine du bois du berceau et la douceur incroyable des petits draps. Elle suit le contour de chacune des broderies qu’elle y a faites. Des oiseaux, des fleurs, des fées, des anges… Cela pourrait paraître kitch mais que d’amour dans chacun de ces petits points !
Elle revoit les minuscules brassières de laine blanche aux longs rubans de satin, les adorables chaussons. Tout un trousseau miniature aux coloris pastels. Des habits de poupée. De poupée, elle n’en a jamais eue. Les temps étaient durs, chaque sou compté. Oh, elle ne fait pas l’amalgame !
Claire a encore, gravée en elle, la douceur de l’attente et ces grandes angoisses qui submergent parfois face à l’inconnu. Elle avait un rendez-vous, un rendez-vous d’amour, un rendez-vous d’innocence. Serait-elle à la hauteur ? Se reconnaitraient-ils tous les trois ? Trois car Jacques était associé à chacune de ses pensées, toujours.
D’un élan de tendresse à l’autre, comme un enfant joue à la marelle, Claire lance le caillou et repart, se rapprochant du Ciel.
Elle se souvient par-dessus tout de la sensation de mouvements légers puis plus appuyés à l’intérieur de son ventre, de jeux où quelqu’un venait à la rencontre de sa main, de conversations sans fin avec un inconnu qu’elle connaissait pourtant si bien.
Les brins de muguet du premier mai qu’elle avait fait sécher dans du papier de soi, à l’abri d’un livre. Souvenir éphémère, porte-bonheur d’un jour.
Ces pages qu’elle avait écrites à l’encre violette…
Sensations encore d’une douleur éperdue, d’une lutte contre la mort, d’un éclatement de tout son être, d’un cri, d’un sourire et des larmes d’un trop grand bonheur, d’un petit corps blotti sur elle, d’un premier regard échangé.
Emotions d’une rencontre tant attendue, vécues tant et tant de fois…
Claire avait un rendez-vous et s’y était préparée imperceptiblement. Cette rencontre devait être l’une des plus belles de sa vie. Il n’y aurait ni faux pas, ni fausse note.
Il est des choses et des secrets gravés au fer rouge à l’intérieur de chacun de nous, marques codées aux regards des autres.
Et puis, il arrive que, parfois, avec le grand âge, les désirs de ce qui aurait dû être vécu et de ce qui l’a été se mêlent intimement.
La vallée a fini par émerger des écharpes de brouillard. Claire a bu son café. Silencieuse, elle referme pour l’heure le livre des souvenirs. Une larme, lourde d’un chagrin ineffable, est venue s’écraser sur le bois ciré de la table. Le Chat s’est arrêté de ronronner et, d’un miaulement plaintif, semble compatir à cette douleur dont il ne sait la cause.
Le secret de Claire n’est qu’un regret, aussi grand que l’amour qu’elle a porté à son Jacques, ce qui n’est pas peu dire, celui de n’avoir jamais eu cet enfant dont elle porte le deuil depuis toutes ces années.
Claire a parlé.
Jacques aussi qui a dit Non.
Tout avait été dit.
Il est parfois des rencontres inscrites au grand livre de nos vies qui n’ont pas lieu. Ces rendez-vous manqués laissent au cœur une amertume que rien, ni personne, ne peut estomper.
La vie de Claire ne s’est pas arrêtée pour autant. Son amour pour Jacques est demeuré. Mais aujourd’hui, seule dans cette grande maison, elle ne put s’empêcher de réinventer sa vie à l’infini, de se demander ce qu’elle aurait été, ce qu’elle serait… si Jacques avait dit Oui.
Véronique Vauclaire (Monségur – 2008)
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