Absence

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(Nouvelle)

Samedi matin. Sept heures trente. Impression sauvage de tomber du lit.

J’enfile mes bottes d’hiver par dessus de grosses chaussettes en laine et je dissimule mon pyjama sous ma doudoune. J’attrape une écharpe. Hop ! Deux tours pour qu’elle ne pendouille pas trop. Pas réveillée. Pas coiffée. Tant pis. A cette heure, il fait encore nuit noire. La boulangère se fiche éperdument de mon accoutrement. Moi aussi pour l’instant. Je sors de chez moi pour aller acheter du pain avant que ma tribu ne se réveille. Louable attention, s’il en est. Je sais. Je suis un amour. Que dis-je… un ange ! Trajet sans incident notoire.

La boulangère a l’air aussi peu réveillée que moi. Le demi-sourire échangé nous rapproche. Chacune son lot d’obligations… C’est fait. Je quitte sa boutique. Qu’est-ce qu’il peut faire froid ce matin ! J’ajuste mon écharpe par-dessus mon nez. Je dois ressembler à un gangster de ces vieux westerns noirs et blancs. La baguette à la main, je prends le chemin du retour d’un pas hâtif. Il n’y a que ces routes-là que l’on peut prendre à reculons. Dans tous les sens d’ailleurs. Comme s’il nous était possible de suivre nos vies le long d’un fil, avec cette fâcheuse tendance à oublier qu’ils peuvent parfois faire des nœuds.

Cent mètres. Je traverse la rue. Je m’arrête sur le trottoir sans bien savoir pourquoi.

« Ah, ah ! », me dis-je, « cette fois, ma fille, tu perds la boule ! »

Autour de moi, les rares passants vont et viennent, indifférents à mon indécision, se contentant de m’éviter. Facile : un pas sur la route, retour au trottoir et le tour est joué. Je regarde mes pieds, fixe le bout de mes bottes. Mon regard s’arrête un instant sur un chewing-gum écrasé puis sur un mégot détrempé arrêté dans le caniveau, remonte jusqu’à la devanture du bureau de tabac. On dirait qu’ils ont installé de nouveaux bouquins. Peut-être de quoi trouver mon bonheur. Un reste de lucidité me dit que je ne suis pas là pour ça. Une publicité en couleurs pour la loterie nationale. Une autre pour une société de développement photos sur un panneau rigide que le vent glacial fait trembler. Un rideau métallique encore baissé ; Forcément, c’est encore un peu tôt pour le bouquiniste. C’est fou tous ces détails infimes que je remarque dans ce sens. A l’aller, je n’avais prêté attention à rien de tout cela.

Le bar à côté me semble accueillant. Avec un café… Je me décide. Je pousse la porte et j’entre. L’air embaume de ce mélange incomparable d’effluves de café fumant et  de chocolat chaud. L’éclairage est tamisé. Ils ont mis des ballades en sourdine. Il fait bon. Sentiments indéfinissables de bien-être et de sécurité. Je choisis une table au hasard. Je déroule mon écharpe et m’en tiens là. Pour un empire je n’enlèverais ma doudoune. Ma mémoire fait défiler en rouge et bleu les ours assis sur la flanelle…

Je m’assieds et passe ma commande.

Eparpillés dans la salle, semés ici et là comme au petit bonheur la chance, quelques complices égarés m’effleurent des yeux en faisant mine de rien. Me voient-ils seulement ? Sur la table, des croissants déchirés montrent à quelles agapes ils ont pu se livrer.

« Un euro cinquante, s’il te plait. »

Je tends les pièces réclamées avec un sourire et un merci. On se connait un peu, la patronne et moi. Elle se demande ce que je fais dans son établissement à cette heure matinale. Je vois bien que la question lui brûle la langue. La posera ? La posera pas ? Elle hésite puis ses yeux se détournent de moi. La posera pas. Jugée sans doute pas politiquement correcte. Elle empoche la monnaie et s’en va à la rencontre d’un nouvel arrivant.

Qu’est-ce que j’aurais pu lui répondre de toute façon ? Que sur ce coin de trottoir, tout à coup, j’ai oublié ce que je devais faire, où je devais aller. Comme si celui ou celle qui, quelque part, tire les ficelles avait choisi cet instant précis pour faire une pause café ou aller aux toilettes. Il aurait pu attendre un peu et me tenir la main jusqu’au bout de la rue. C’aurait été sympa parce que je commence à me trouver complètement nulle dans mon pyjama et ma doudoune, le cheveu en bataille, dans un bistrot où tout le monde me connait.

Si c’est un rêve, pitié, je veux me réveiller. J’ai beau savoir que le ridicule ne tue pas… Ca me gêne quand même.

Loin, très loin de là, très loin de moi, dans une salle blanche aux murs éthérés, quelqu’un vient de se rendre compte qu’il m’a perdue en route, égarée en chemin. Autour de lui s’élèvent des chœurs angéliques. Vive le progrès ! Derrière leurs consoles d’ordinateur dernier cri, chacun d’eux a en charge la vie d’un groupe de pauvres quidams qui ne se doutent de rien. Les ailes bien rangées, le plumage lissé et l’air concentré, chacun s’affaire sur son clavier.

« Harmonieusement, mes anges, je vous prie, harmonieusement. Ordre du grand patron. On ne peut pas leur avoir fait croire au libre arbitre et leur laisser entrevoir la réalité. Ce serait la révolution… ou la consternation ! »

Le temps de me nouer à une autre cordée. Une fraction de seconde. Me voilà réseautée, prête à repartir dans ce cercle sans fin.

Je me lève. Je remets mon écharpe. Un tour. Deux tours. Tout est rentré en ordre. Je souris à la patronne.

« Au revoir, messieurs, dames. Bonne journée. »

Réponse inintelligible. Bafouillée. Murmurée. Soufflée.

Cela n’a plus d’importance. Je quitte le bar. Je sais ce que je dois faire à nouveau. Mes enfants m’attendent pour le petit-déjeuner, là-bas, juste au bout de la rue.

Je me sens LIBRE.

 

Véronique Vauclaire (Monségur – 2011)

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