(Nouvelle)
Aurélie habite la bastide de Monségur. Elle y est née. Elle y a grandi. Elle ne s’en est guère éloignée. Bien sûr, ses études universitaires l’ont entraînée jusqu’à Bordeaux… Mais tous ses moments heureux, tous ses moments de liberté, sont inscrits en surimpression sur les rues et les ruelles de la ville, comme des notes de musique qui viendraient s’ajouter aux mélodies ancrées dans les vieilles pierres.
Les racines d’Aurélie vont puiser leur énergie vitale jusqu’au cœur du rocher, son rocher.
Amoureuse de l’histoire avec un grand H. Amoureuse des livres et des mots. Toujours le nez dans un bouquin depuis qu’une institutrice lui en a, il y a fort longtemps, donné la clé. A la voir évoluer, on se représente assez bien où Walt Disney a trouvé son inspiratrice de la Belle.
Et puis, Aurélie aime écrire. Mais cela, c’est encore un secret.
Apprentie écrivaine, apprentie magicienne, Aurélie est assise à son bureau.
D’ailleurs, magie des mots ou magie tout court, l’une va-t-elle sans l’autre ou n’est-elle qu’une variante de l’autre ?
Aurélie allume son ordinateur. Elle regarde les icônes s’installer une à une, parfaites d’organisation et de précision.
Elle clique sur internet, retient son souffle, en attente d’un nouveau voyage.
A l’autre bout du pays, à cette heure tardive, elle a rendez-vous avec son mentor.
Elle a fait sa connaissance il y a quelques mois sur internet.
A-t-elle réellement besoin de ce vieil homme ? Nul ne semble avoir jamais lu une seule ligne du seul ouvrage qu’il ait écrit…
Elle a bien essayé de le commander en librairie mais on lui a recommandé de se renseigner plutôt auprès des bouquinistes. Il y a bien longtemps que le livre a été retiré des catalogues de la maison d’édition. Il s’agissait d’ailleurs d’un tout petit tirage qu’ils n’étaient pas parvenus à écouler et qui avait fini sa carrière au pilon.
Oui mais voilà… Aurélie est si peu sure d’elle. Sans lui, oserait-elle jouer avec les mots, oserait-elle se servir d’eux, oserait-elle en abuser en maîtresse consommée ? Sans sa présence bienveillante, se dépasserait-elle à chaque fois qu’elle presse le clavier ?
La connexion internet s’établit enfin. Elle entre l’adresse et attend, attend, attend encore.
Des mots apparaissent à l’écran.
CRESCENDO REMUE-MENINGES
GALERE ZAPPER CHEVAL DE TROIE MOBILE
BALADEUR VARIANTE MENTOR ESCAGASSER
Son mentor lui enverrait-il un message sous forme de devinette ? Ce soir décidément, rien ne se passe comme elle le souhaiterait. Et puis ces procédés ne correspondent pas au comportement habituel du vieil homme.
Ne serait-elle pas plutôt victime d’un cheval de Troie ? Les mots qui sont apparus à l’écran lui échappent et partent dans tous les sens, au gré de leur fantaisie, à la manière d’un virus informatique.
Dehors, par la fenêtre dont elle a oublié de fermer les volets, il fait nuit noire. Elle aperçoit la lueur de quelques étoiles lointaines.
La soirée est douce pour la saison. Elle entend chanter le Dropt, un peu en contrebas, et le vent jouer dans les feuillages de la rive.
Aurélie laisse errer son esprit.
Elle se demande combien de significations pour un seul mot, combien de sens pour une même phrase. Et encore… un livre dirait-il quelque chose de différent selon le regard porté sur lui, serait-il doté d’une vie propre en quelque sorte ?
A l’écran, les mots continuent leur danse infernale.
CRESCENDO REMUE-MENINGES ZAPPER
GALERE BALADEUR MOBILE
ESCAGASSER CHEVAL DE TROIE VARIANTE
MENTOR
Tout ceci commence à l’escagasser.
Elle n’est pas fille du Sud pour rien. Avoir un langage chantant, reconnaissable entre tous, des mots comme une partie de son identité, d’habitude, cela l’amuse. Ce soir, elle peut dire que cela l’escagasse sans relever.
Ce soir, en fait, elle se demande juste si, au final, ce ne sont pas les mots les vrais maîtres du jeu.
Et ce mobile qui n’arrête pas de sonner…
Avec ce fond sonore perturbateur, ennui et énervement s’imposent à elle crescendo. Impossible de réfléchir à quoique ce soit. Ce dérangement perpétuel l’empêche de se concentrer.
Quel besoin l’homme a-t-il eu de créer un objet aussi intrusif et elle de l’acheter. Eh oui, elle a encore conscience que cela marche dans les deux sens !
Elle aimerait zapper l’instant présent, recommencer au début ou aller directement à la fin de la session.
Des mots, rien que des mots qui se jouent d’elle à l’infini.
Aucune trace de son mentor ce soir sur la toile. C’est à n’y rien comprendre.
Aurélie aimerait savoir ce qu’elle vient faire dans cette galère. Elle a beau réfléchir, chercher, creuser au plus profond de son esprit, rien de bon ne semble vouloir sortir de ce remue-méninges.
Pour aller mieux… un peu, pour s’apaiser… enfin, elle pose le casque de son antique baladeur à cassette sur ses oreilles.
Vivaldi. « Les quatre saisons » plus précisément. Ah, cet hymne au printemps qui s’éveille… une merveille !
La musique envahit Aurélie à la manière d’un torrent vivifiant, d’une eau pure et vive qui nettoierait tout sur son passage et se fraierait d’elle-même son propre chemin de vérité.
Qu’importe au fond que la séance de ce soir n’ait rien donné, que son mentor n’ait pas été au rendez-vous.
Aurélie vient de saisir l’essence même d’une réalité qui lui faisait défaut jusqu’à cet instant.
Sans les mots, sans le pouvoir des mots, sans cette faculté étonnante qu’ont les mots à changer de sens à l’infini, Aurélie n’est rien.
Un jour, peut-être qu’Aurélie accédera à la reconnaissance et sera lue.
En attendant d’en arriver là, en apprentie écrivaine, elle va devoir essayer d’apprivoiser les mots, de vivre en eux afin qu’ils puissent s’exprimer librement à travers elle.
Alors seulement, la magie des mots pourra naître et s’épanouir.
Apprentie magicienne, l’écrivaine sera née, libérée de son cocon, mise en pleine lumière.
Véronique Vauclaire (Monségur – 2010)
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