(Nouvelle)
Isabelle s’installe dans cette nouvelle ville sans aucun a priori. Elle a sans doute, à ce moment-là, l’impression de partir à l’aventure. Terminée la vie étriquée des petits bourgs campagnards. Tout l’émerveille. Elle a bien l’intention d’en profiter. Rien ne parvient à entamer sa joie, ni les heures de route avec des enfants grognons, ni l’installation précaire de leur nouveau logis qu’elle sait temporaire, ni le gris du ciel.
Les années passent et se suivent, les unes les autres, lui apportant son lot de peines et de joies, comme à tout un chacun. Isabelle fait partie intégrante de la communauté. Elle enseigne le catéchisme aux petits, apprend la peinture sur soie, la natation, les danses de salon. Elle participe activement à la vie du club de marche et à l’association qui organise des sorties aux alentours. Et j’en oublie. Rien ne résiste à son appétit de vivre et de découvrir ce qui se trouve là, à portée de sa main. Ses haltes à la bibliothèques sont hebdomadaires, repos du corps et de l’âme dans le tourbillon des jours.
Dans ce bonheur qu’elle cultive précieusement se dissimule une ombre, pesante et maléfique.
Chaque nuit, ou peu s’en faut, Isabelle se retrouve dans une maison lugubre. Des pleurs et des hurlements lui parviennent. Elle y entre, poussée par on ne sait quoi ou qui. Un homme, qu’elle ne connaît pas, la poursuit de pièce en pièce, escaladant les escaliers à sa suite, se glissant sous les lits. Terrorisée, Isabelle ne parvient jamais, dans son cauchemar, à trouver un endroit sûr où se réfugier. C’est le coeur battant la chamade qu’elle se réveille brutalement quand le rêve s’arrête.
Un psychologue aurait pu lui parler, sans grand risque d’erreur, de cauchemar trahissant une profonde angoisse, d’un réel stress. Il lui aurait peut-être dit de ne pas s’affoler mais d’en chercher la cause.
Si la vie était toujours aussi simple !…
Même un spécialiste des souffrances de l’esprit peut parfois se tromper…
Les années s’écoulent, sans qu’Isabelle ne trouve une explication pleinement satisfaisante.
C’est par le plus grand des hasards que, au cours d’une balade, Isabelle tombe littéralement nez à nez avec la maison où elle a si souvent erré, aux heures les plus sombres de la nuit.
D’abord incrédule, elle doit se rendre à l’évidence.
Ce vieux moulin, couvert de mousses et de lierres… Et cette bâtisse décatie aux volets disjoints, abandonnée des hommes…
Pour sûr, l’extérieur suffit à lui donner la chair de poule.
Même en lui proposant une fortune, elle refuserait d’y entrer !
Si elle ne dispose toujours pas d’une explication rationnelle à ce qu’elle vit chaque nuit, elle sait au moins qu’elle n’a pas inventé cet affreux décor, qu’il ne sort pas tout droit de son imaginaire.
Savoir que l’endroit existe réellement ne la rassure pas pour autant…
Car, chaque soir, quand Morphée vient la prendre dans ses bras, elle continue ses visites forcées.
Toujours les mêmes pleurs, les mêmes hurlements.
Et qui est cet enfant qui la supplie à présent de lui venir en aide ? Existe-t-il seulement ? Que de questions auxquelles elle n’a ni réponse, ni ébauche de la moindre piste.
Heureusement qu’Isabelle est solide. Ce cauchemar récurent en aurait déstabilisé plus d’un !
Il arrive parfois que la réalité dépasse la fiction.
Il suffit parfois d’une visite guidée…
Au cours d’une visite de la ville et de ses monuments, le guide s’arrête devant le moulin. Il n’y a d’ailleurs plus rien d’affreux à voir. Rénové de fond en combles, des logements ont été créés dans la dépendance. Des jardinières pleines de géraniums lui donnent un air de fête.
Mais son air pimpant ne trompe pas Isabelle.
Le guide raconte alors une histoire digne d’un film d’épouvante.
– Plus de cent ans auparavant, une famille habitait la dépendance du moulin, un couple et ses six enfants. La plus petite était pensionnaire chez les sœurs. Elle était donc absente le soir où, pris de folie, le père commit un véritable carnage. Sous l’emprise de l’alcool, du désespoir ou d’hallucinations, nul ne le sait, il assassina chacun des habitants, avant de se donner la mort. Du plus petit au plus grand des cinq enfants qu’il avait sous la main et jusqu’à son épouse, aucun n’en réchappa.
– Et la plus jeune alors ?
– Elle est restée chez les sœurs. Personne ne sait ce qu’elle est devenue ensuite.
Isabelle a présent dispose de toutes les clés. Mais que peut-elle en faire ? Se pourrait-il que, du fonds des temps, l’un des petits ne soit pas parvenu à trouver le repos ?
Curieusement, depuis, le cauchemar a cessé. Sans doute fallait-il qu’elle connaisse leur histoire, que leur mémoire enfin puisse survivre à l’oubli.
Véronique Vauclaire (2005)
Laisser un commentaire