A la croisée des chemins

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(Nouvelle)

J’ai grandi dans les Vosges, bercée par le murmure du vent dans les feuillages des grands arbres, caressée par le souffle frais des rivières et des ruisseaux, enchantée par l’or doux des champs de blé, égayée des mille découvertes qu’un enfant peut faire en milieu forestier – premières jonquilles, tendres pervenches, girolles odorantes, myrtilles, framboises, mûres plus sucrées les unes que les autres, noix, noisettes et châtaignes croquantes-.
C’est une région où l’on trouve des scieries, des fermes et des mines de fer en quantité. Ma tante m’a raconté qu’il y a bien longtemps des enfants travaillaient dans ces mines. On leur faisait porter un bonnet rouge pour les repérer plus vite en cas d’éboulement, ce qui arrivait, hélas, fréquemment. Ce couvre-chef était bourré avec de la paille et servait, en quelque sorte, de casque de protection.
La vie était plus dure en ce temps-là. Pour se distraire, après de longues journées de travail, il n’y avait alors que le bistrot ou la veillée, où se retrouvaient plusieurs familles devant l’âtre. Pendant que certains faisaient de menus travaux de couture, tricot, travail du bois, bricolage… D’autres dégustaient quelques pommes flétries. Que de contes, de légendes évoqués au milieu des jeux, des galopades des enfants.
On y parlait parfois de la croisée des chemins. Un lieu maudit en pleine forêt. De jour, les promeneurs s’y sentent mal à l’aise et ne s’y attardent pas. A la tombée de la nuit, on dit que les sorcières viennent y faire leur sabbat et qu’elles y sacrifient des poules noires, projetant leur sang au quatre points cardinaux, sur les quatre chemins, pour invoquer, à l’aide d’étranges formules, celui dont il vaut mieux taire le nom.
On évoquait aussi les fées qui dansent en rond au milieu des clairières, parées de campanules et de millepertuis. On leur prête bien des pouvoirs. Mais tous connaissent les fées, n’est-ce pas ? Chaque région possède ses Pierre aux fées, Roche aux fées, Puits des fées…
Enfin venaient les sotrées. Ce sont de petits êtres qui portent bonnet pointu et nous visitent la nuit quand nous dormons, nous rendant mille menus services si nous leur laissons une coupelle de lait crémeux.
Ils traient les vaches, bercent les enfants pour les endormir, trient les lentilles et font pour nous maintes petites choses encore.
En revanche, si nous les négligeons, ils sont toujours prêts à nous jouer quelques tours à leur façon et leur malice est grande. Ils font tourner le lait, chapardent les œufs, emmêlent les fils de la quenouille et les cheveux des petits…
On dit que les ruines du château de Beauregard, en plein coeur de la forêt, sont leur demeure, qu’ils y seraient les gardiens d’un fabuleux trésor souvent cherché par les hommes, qu’ils s’y gaveraient de fruits lors de banquets où joueraient des fifres et des tambourins.
Les vestiges de ce château existent. J’y ai joué. Le trésor aussi qui a été perdu dans la fuite quand le château a été rasé. On y entend parfois la nuit une curieuse musique…
Dehors, la lune promène sur les haies vives la douceur de ses rayons et projette mille diamants sur les feuillages couverts de rosée. Tout est calme aux environs. Le bruissement du vent dans les chèvrefeuilles et les bouillons blancs, un hululement lointain, la queue rousse d’un renard qui se faufile près du ruisseau… L’aube est proche mais tous dorment encore, ou presque, car voici la porte d’une ferme qui s’entrouvre. Une petite silhouette, portant bonnet pointu en sort, qui s’en va sautillant entre les aubépins. Une lampe semble danser à bout de bras. On dirait un enfant qui s’en va travailler. Mais l’est-ce vraiment ?
On craint Dieu presque autant que le Diable. On a la peur du loup, des chouettes et même du renard qui vole les poulets et apporte la rage. On a peur de la nuit que l’on charge de toutes les magies… Peut-être pour mieux la vaincre.
Mais voici que cette veillée, chez les M., n’est pas ordinaire. Les vieilles légendes ont échauffé les esprits, mis en ébullition les imaginations. Et puis, la mère est un peu la sorcière du village. Elle soigne par les simples, souffle dans la bouche des enfants pour guérir le muguet. Elle s’adonne à la magie blanche mais le Grand Robert et le Petit Robert dorment sous son lit et, ce qui se passe dans l’intimité de sa chambre, personne ne le sait. Des odeurs d’herbes et de bougie chaude s’échappent parfois sous sa porte.
Pauline a deux fils qui ne demandent qu’à prouver leur valeur et leur courage. Ils sont bûcherons. La forêt, ils la connaissent. Leurs promises sont là qui les regardent avec admiration. Ils ont tous deux une vingtaine d’années et ne craignent ni la nuit, ni le Diable. Du moins le pensent-ils.
En un rien de temps, des lanternes sont préparées, des provisions empaquetées comme pour un long voyage, du vin versé dans des gourdes en fer blanc. La croisée des chemins, eux vont y aller. C’est nuit de pleine lune. Si des sorcières y sont, ils en auront à raconter. Sinon, la légende aura vécu. La route n’est pas bien longue à parcourir : deux kilomètres tout au plus. Mais ensuite, il faut suivre un sentier en plein bois, envahi par les ronces, les souches d’herbes folles, les cailloux plus ou moins gros qui roulent sous les sabots et que l’on ne voit pas forcément. Et puis, les royes (les ruisselets) à traverser. Cela devient toute une expédition mais, à vingt ans, l’aventure paraît belle.
La première partie du chemin se déroule sans encombre. Tout guillerets, ils s’arrêtent, boivent un coup, mangent un morceau… Peut-être pour se donner le temps de vaincre la peur qui s’insinue en eux comme un poison. A deux, on est plus forts certes ; mais à deux, impossible de faire marche arrière sans passer pour un couard !
Ils s’engagent enfin sur le sentier. Le trajet est ardu et chaque bruit les fait désormais sursauter, qu’il s’agisse des petits animaux en quête de nourriture qui regagnent leur gîte ou du vent dans les feuilles. Une sueur froide coule le long de leur dos. Ils savent que, même en allant lentement, ils y seront bientôt. Là, sur la droite, il y a des marécages. Les feux follets y dansent de façon désordonnée. Pourquoi donc sont-ils là ? Ils aimeraient se le rappeler ! Allons, encore un peu de courage. Plus qu’une centaine de mètres à parcourir. Des nuages sont arrivés qui cachent l’astre lunaire. Sans les pauvres lumières dont ils ont pris soin de se munir, ils n’y verraient plus goutte.
D’un commun accord, ils s’arrêtent une dernière fois. Les gourdes font leur office. Ils progressent doucement à présent, s’efforçant de ne faire aucun bruit, d’éviter cailloux et brindilles. Si quelqu’un officie là-bas, mieux vaut se faire discrets.
Voici les arbres qui s’écartent déjà et se font de plus en plus rares. La croisée des chemins leur paraît dangereusement proche. Ils l’aperçoivent, plus loin, mais comment voir ce qui s’y passe dans cette obscurité ? A travers la chanson du vent dans les sapins, n’entendent-ils pas autre chose ? Est-ce des incantations ? Ces lumières mouvantes sont-elles des feux follets ?
Et puis, soudain, c’est le choc et la fuite éperdue dans le noir complet. En tombant, les lanternes se sont brisées. Ils ne cherchent plus à éviter le bruit, les ronces, les ruisseaux. Advienne que pourra ! Il faut sauver sa peau !
Le retour à la ferme s’effectue en un temps record. La peur donne des ailes.
Qu’ont-ils vu ? Nul ne le sait ! Mon grand-père n’a jamais pu raconter ce qui les avait tant effrayés son frère et lui.
Une chose est sûre, la légende demeure et garde ses mystères. Depuis, les ronces se sont entremêlées, ont dissimulé complètement le chemin, comme pour empêcher le promeneur imprudent de pénétrer un lieu interdit.

Véronique Vauclaire (2003)

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