La seconde

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(Nouvelle)

Qui aurait pu prédire que ce jour-là ne serait pas semblable aux autres jours ? Tel un rituel, chaque matin, Chloé remontait sa comtoise. Elle aimait le lent mouvement du balancier qui faisait le décompte des heures. Avait-elle trop tardé ce jour-là ? L’horloge n’indiquait plus l’heure juste. Quelle importance au fond ? Il suffisait à Chloé d’avancer la grande aiguille du cadran et le mal serait réparé. Le destin nous joue parfois des tours. Chloé fit un mauvais mouvement et, au lieu de partir sur la droite, l’aiguille fit le trajet à reculons. Aussitôt, l’air se figea autour d’elle et le temps arrêta sa course une seconde.

Une seconde, cela semble si peu. C’est petit, infime. Le temps nécessaire à un baiser esquissé, à un sourire d’enfant heureux, à une goutte d’eau de tomber du haut d’un robinet mal fermé, à un petit bond de la trotteuse d’une montre, à un flocon de neige d’effleurer le velouté d’une joue, à un battement de cœur, à un vote, à un verre de se briser, à un trait de crayon tracé sous la ligne des yeux… Rien que des choses anodines en somme.

Cela pourrait être aussi le « Oui » prononcé avec ferveur par les nouveaux mariés, le premier cri d’un nouveau-né sorti du ventre maternel, le simple regard qui scelle à tout jamais le destin de deux êtres, le mot fin écrit au bas d’une histoire enfin terminée, l’analyse médicale dont on ne lit que la conclusion pour y trouver que l’on est sauf, la découverte du premier vingt sur vingt de l’écolier ou de son nom dans la liste des reçus à l’examen, le sursaut du  Ce sont ces minuscules bribes du temps que l’on grave pour toujours au livre de nos vies.

Une seconde, c’est encore le « Non » incisif du refus à l’embauche, la condamnation qi tombe telle un couperet, la première gifle reçue, la perte d’équilibre fatale à l’alpiniste, deux voitures qui se heurtent dans un bruit de tôles froissées, un cœur qui s’arrête de battre ou un dernier souffle qui s’envole sans prévenir, sans adieu, sans fanfare, la balle qui tue au hasard d’un combat de rue le soldat embusqué ou l’enfant égaré, le temps nécessaire à un homme pour appuyer sur le bouton libérant des milliers de bombes et l’enfer sur Terre… Une seconde, cela peut être brutal, décisif. Ce sont ces minuscules bribes du temps qui te disent que tout espoir est perdu, que pour toi tout s’achève là.

Alors, me direz-vous, une seconde, est-ce peu ou beaucoup ? Pour Chloé, ce jour-là, cela n’eut guère d’importance. Elle prit certes confiance qu’il suffit d’une seconde pour changer le cours d’une vie, de sa vie, et qu’elle peut revêtir un air d’éternité. Mais c’était beaucoup philosopher à une heure aussi matinale. Chloé avait de l’ouvrage qui l’attendait, autre chose à penser. Elle ne s’y attarda pas.

Et vous, si vous pouviez ne supprimer qu’une seconde de votre vie, laquelle choisiriez-vous ? Il est tant d’erreurs que nous voudrions effacer, tant de rendez-vous que nous aimerions ne pas avoir manqués. Je sais que Chloé s’est essayée à l’exercice sans y parvenir toutefois. Peut-être serez-vous plus clairvoyant qu’elle !

Véronique Vauclaire (2005 – Saint-Dié)

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