Le premier jour

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(Nouvelle)

Notre histoire s’était inscrite comme dans un songe. D’une improbable rencontre était né un penchant naturel. Nous n’avions plus que quinze ans, dix-sept maximum. Nous allions à la découverte l’un de l’autre dans des transports que nous ne maîtrisions pas vraiment. Nous finissions les phrases l’un de l’autre en échangeant des regards complices, riions des mêmes bêtises, nous effleurions sans cesse comme pour vérifier l’existence de cet autre si proche, au caractère semblable au nôtre.

Sauf que notre âge a su te rattraper à force de te tirer par la manche. Tu t’es mis à nouveau à son écoute. Tu nous as regardés autrement. Tes doutes et tes appréhensions ont refait surface sans que je m’en aperçoive. Tu as choisi de te confier à d’autres que moi. Et je n’ai rien pu faire.

Un matin, tu t’es levé et j’ai vu qu’il y avait quelque chose de changé. Un silence. Une distance. Une froideur. Une douleur qui n’était pas avant. Tu es parti sans un regard, à peine un au revoir, entièrement sous la coupe de tes quarante ans et la chape de tes responsabilités. Ce jour-là, j’ai eu l’impression que mon âme explosait ; que je me retrouvais dans une non existence dont je ne connaissais ni les lois, ni les règles.

Aujourd’hui, je suis seule chez moi, seule dans ma chambre. Le lit à baldaquin aux rideaux tendus de lourd tissu, îlot de solitude qui n’appartenait qu’à nous, nous isolait du monde, nous permettait de nous découvrir et de nous appartenir… Un ours en peluche porte encore l’empreinte de ton parfum, comme le vestige d’un dernier geste de tendresse, d’une dernière attention, abandonné sur l’immensité moelleuse de la couverture parsemée de coussins… Ta photographie trône encore sur ma table de nuit, qu’un fol espoir m’empêche de ranger dans le tiroir aux souvenirs…

Et puis les bords du Dropt où même sous la pluie automnale mes pas me guident traitreusement, me portent sur le souvenir d’autres pas, à une époque, pas si lointaine, où nous allions main dans la main, affichant au grand jour notre amour balbutiant. Le Dropt, écrin de verdure qui avait pris pour nous des airs de Paradis avec ses flaques de soleil émergeant des trouées de feuillage, ses éclaboussures poissonneuses et le chant de ses poules d’eau. D’une balade en partie de rugby improvisée avec les enfants, nous inventions un peu plus chaque jour un univers à notre mesure.

Caché tout au fond de la poche de mon manteau, ce téléphone qui clamait notre amour par dizaines de textos ; ces petits mots pour ne rien dire parfois, si ce n’est le clin d’œil d’une présence aimante. Il a beau ne plus vibrer, ma main reste posée dessus avec une discrétion toute neuve, en attente d’un signe. Si l’amour s’affiche effrontément, la peine de l’absence se cache.

Il y a aussi au fond de moi cette impression foudroyante de t’avoir perdu qui me déchire le cœur et cet espoir insensé qui me porte encore de te retrouver bientôt, une fois tes doutes calmés, te revoir apaisé, le visage souriant, en attente de nous, de nos rires, de nos baisers, de nos caresses, de nos discussions qui ne mènent parfois à rien ou qui refont le monde.

Une larme perle, roule et s’écrase. J’ai laissé le Dropt derrière moi. Retour à la maison, cet endroit où tu avais l’impression de rentrer de voyage quand tu y arrivais tant tu t’y sentais à ta place. Posé au pied du lit, comme une place qui te serait faite encore, le téléphone est en attente lui aussi, emmuré dans un silence que tu sembles lui imposer. Plus de coucou. Plus de bonjour matinal d’une voix encore endormie, traînante, qui se réveille avec la tienne. Plus de bonne nuit non plus, la voix assoupie après d’interminables discussions faites de tout et de rien, de détails accumulés juste pour entendre encore la voix de l’autre. Objet inutile et désoeuvré, abandonné sur le patchwork de la couverture en laine, lointain souvenir d’un temps où nous étions sans cesse tournés l’un vers l’autre, dans l’indifférence presque des autres, dans l’oubli de leur existence et de leur consistance.

Pourtant, si tu doutes tant aujourd’hui, je sais que c’est à cause d’eux justement ; parce qu’ils ont su se rappeler à toi avec leur foultitude de problèmes ; parce qu’ils ont su faire éclater à mon insu la bulle où nous étions tous deux protégés du monde extérieur, des tourments et des méchants.

Sur l’écran de mon ordinateur, la page reste blanche de tant de choses que j’aimerais te dire et que je ne suis pas certaine que tu veuilles entendre. Le curseur semble me narguer. Je le quitte des yeux un instant.
Tout, dans cette maison désertée, est imprégné du souvenir de toi. Où que se porte mon regard, je te retrouve, mon amour. Je sens tes mains se poser sur ma taille, m’emprisonner dans ta chaleur. Illusion fugace qui ne fait que passer. Tout aussitôt, le froid de ton absence me saisit. Rester. Partir. Fuir. Pour aller où ? Je me sens perdue dans un monde inconnue où tout m’est étranger. En te retirant brusquement de ma vie, tu m’as pris ma lumière, mon guide et mes points de repère. Je suis comme orpheline de cette vie avec toi.

Sur mon bureau, le vibreur du téléphone s’affole. Prendre l’appareil machinalement, sans le réflexe d’un espoir.

Un nouveau message d’Alain. Rester calme surtout. Mon cœur, apaise-toi !

  • Coucou ! Tu vas bien ?

Aller bien. Quelle drôle d’idée. Je viens de traverser deux mois d’un long silence, en absence de vie.

  • Oui. Et toi ?

Mentir, juste un peu.

  • Tu veux bien qu’on se voit ?

Ah… L’heure de la dernière explication aurait-elle sonné ? Il m’avait bien dit qu’il me tiendrait au courant de sa décision. Impossible de jouer la politique de l’autruche cette fois.

  • Oui.

Ce n’est pas vrai. Je ne me sens pas prête. Mais s’il veut venir le Week-end prochain, cela me laisse une bonne semaine pour m’y préparer.

  • Alors ouvre-moi !

Je me précipite à la fenêtre. Il est en bas. Je reconnais sa silhouette. Il lève son visage vers moi et me souris. Ce sourire-là, ce n’est pas un message d’adieu. C’est toutes les promesses du monde.

Je dévale l’escalier, descente vertigineuse que je ne vois pas. Arrivée dans la salle à manger. Il n’a pas pu attendre. Il est entré. Il est là qui me tend les bras. Nos corps se rejoignent. Nos lèvres s’effleurent. Je retrouve son goût, son odeur. Mon visage retrouve naturellement sa place dans le creux de son cou. Je rentre à la maison.

Alain, mon amour, aujourd’hui est le premier jour de notre vie.

Véronique Vauclaire (Monségur, 2011)

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